Le coronavirus et le monde de demain

Le coronavirus et le monde de demain
Tiré du magazine paroissial L’Essentiel, UP La Seymaz et UP Champel / Eaux-Vives, Saint-Paul / Saint-Dominique (GE), octobre 2020

Photo: DR

Benoît Bourgine
Réflexions à chaud

A l’occasion d’une discussion en ligne proposée par la Faculté de théologie de l’Université de Genève et l’Institut romand de systématique et d’éthique, Benoît Bourgine, professeur de théologie à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve (B), s’est récemment exprimé sur la crise sanitaire qui secoue actuellement le monde.

« Il y a quelque chose de téméraire à donner son avis sur un événement en cours », a tenu à souligner au préalable Benoît Bourgine. « Nous vivons cette pandémie de manière évolutive. Dans la Bible, c’est toujours avec un temps de retard que l’on comprend ce qui est arrivé. Un temps de décantation est nécessaire et cela est si vrai que les Evangiles prennent un malin plaisir à montrer à quel point les disciples sont toujours en décalage par rapport aux événements, à les présenter dans la position désavantageuse d’individus qui ne savent pas ce qu’ils vivent. Cela signifie qu’on ne peut pas facilement discerner une action de Dieu en ce qui nous arrive.

Il convient encore de tenir compte de toutes les fragilités qui sont apparues plus visiblement, à savoir des failles très importantes en matière de dialogue, de mise en commun de nos intelligences en vue de mesurer les conséquences de ces fragilités mises au jour lors du confinement imposé dans de nombreux pays. On peut s’interroger par exemple sur ces conséquences sur le plan spirituel : pourquoi a-t-on, dans certains pays, la permission d’aller promener son animal domestique alors qu’il n’est pas possible de se rendre dans un lieu de culte ? Et pourquoi reprendre des célébrations en commun est envisagé loin derrière d’autres priorités pour le corps social ? La liberté religieuse est une des libertés fondamentales mais qui n’est pas traitée comme telle dans les décisions politiques récentes prises dans certains pays. Il y a donc des mouvements de solidarité qui nous font du bien, mais il y a des questions importantes qui subsistent quant à la qualité du débat médiatique sur lesquelles il faudrait travailler pour réellement construire du commun.

Il faut admettre également que nous assistons à un affaiblissement, une érosion du religieux. La mort est à la fois peu présente dans la vie courante de beaucoup de gens, mais il y a néanmoins une peur de la mort qui nourrit le déni qui lui-même nourrit la peur. Si l’on compare avec la génération précédente, on peut dire que nous avons vécu en pensant que la société se devait de nous faire vivre en bonne santé jusqu’à
80 ans et plus. Nous n’avons jamais été aussi nombreux sur Terre, nous n’avons jamais vécu aussi longtemps et aussi bien. Mais précisément, l’effacement de la religion doit être relié au fait que nous avons appris à vivre en ignorant la mort et en voyant la vie avec les termes qui nous viennent de la science et peut-être nous ne sommes plus conscients qu’il y a des raisons de donner sa vie. Elle n’est pas la valeur suprême. Ceci a un lourd impact théologique et cela nous distingue comme génération. Weber disait que dans la modernité et avec le progrès infini qui l’accompagne, on ne pouvait partager la satisfaction de l’homme biblique qui est rassasié de jours et qui voit du sens à sa mort parce qu’il voit du sens à sa vie. Nous, nous avons l’impression que nous allons louper l’épisode suivant. Nous n’allons pas participer au progrès, à la prochaine version de l’iPhone par exemple. On ne peut dire, comme l’homme biblique : “Je vais être réuni à mes ancêtres, je vais être heureux après une vie.” Nous avons l’impression que notre vie est simplement coupée par la mort. C’est une question à travailler théologiquement car cela nous caractérise, nous la génération coronavirus. Cette épreuve collective est peut-être une occasion de repenser le lien qui existait entre l’intensité de la vie et le sentiment de la précarité. Penser qu’une vie est infinie a peut-être moins de sel qu’une vie dont on mesure le caractère éphémère. 

Cette crise appelle nombre d’autres réflexions. On a pu déceler une fatigue de la liberté. Les juges administratifs, les juges constitutionnels ont accepté que les exécutifs s’arrogent les pleins pouvoirs. Les parlements ont suivi. Tout cela a mis en évidence des fragilités institutionnelles dans la garantie de nos libertés. Les Eglises pourraient donner l’exemple d’une capacité de débattre, de mettre en œuvre une intelligence collective animée par les laïcs et les femmes en particulier, d’une synodalité qui puisse effectivement consonner avec l’idée de participation à ce qui a trait à l’ethos démocratique.

Enfin, quelque chose s’est exprimé et s’exprime encore dans cette crise. Une créativité réjouissante est apparue, de même qu’un humour, face au tragique de la situation. C’est une conclusion légère, mais qu’il ne faut pas négliger. »