Que faire du Notre Père?

Que faire du Notre Père?
Tiré du magazine paroissial L’Essentiel, UP La Seymaz et UP Champel / Eaux-Vives, Saint-Paul / Saint-Dominique (GE), novembre 2020

Photos: Photothèque Unige, lachristite.canalblog.com

Le Notre Père est la prière chrétienne par excellence. Les évangiles de Matthieu et de Luc rapportent que c’est Jésus lui-même qui l’enseigna à ses disciples. Prière commune à toutes les confessions chrétiennes, enseignée, récitée, pastichée, elle fait partie de notre patrimoine culturel. Pourtant, les récents débats sur la traduction française du Notre Père ont rappelé les difficultés posées par la lettre du texte ; et l’appellation même de Père n’est plus consensuelle. La récitation du Notre Père appartient-elle dès lors aux temps anciens ? Cette prière est-elle à reléguer dans les mémoires d’un christianisme (dé)passé ?

Pour tenter de répondre à ces questions, le cours public de la Faculté de théologie de l’Unige donnera la parole, cet automne, à des spécialistes des différentes disciplines de la théologie (voir programme https://www.unige.ch/theologie/actualites/que-faire-du-notre-pere-cours-public/).

En ouverture de ce cours, Andreas Dettwiler, professeur de Nouveau Testament à l’Unige, s’est posé cette question : le Notre Père est-il une prière chrétienne ? Voici un bref aperçu de ses réflexions.

Un étrange paradoxe

En prélude, le professeur Dettwiler a donné lecture d’un extrait de la première strophe du Qaddish (sanctification), qui est une des rares prières araméennes de la liturgie synagogale : « Que soit magnifié et sanctifié son grand nom… Et qu’il fasse régner son Règne… ». 

Il l’a mise en parallèle avec Matthieu 6.9.10 : « … Notre Père qui es aux cieux ! Que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne… ». 

Pour le professeur Dettwiler, le constat est sans appel, le Notre Père est une prière juive, ni plus ni moins. Toutes les affirmations du Notre Père, sans exception aucune, s’inscrivent dans le judaïsme de l’époque. Alors, comment se fait-il que cette prière juive soit devenue la prière par excellence du christianisme ? Toute prière, y compris le Notre Père assume une fonction identitaire. Dis-moi quelle prière tu récites et je te dirai à quel groupe religieux tu appartiens. 

Le Notre Père remonte-t-il au Jésus de Nazareth historique ?

Tout plaide en faveur de cette thèse, pour le professeur Dettwiler qui a rappelé que Jean Zumstein, théologien, a ainsi résumé les arguments principaux qui soutiennent la thèse de l’authenticité historique de cette prière : « Le Notre Père s’intègre parfaitement dans le monde juif du Ier siècle… Sa langue, les images et les notions qu’il utilise sont profondément enracinées dans la pratique juive de la prière et la liturgie de la synagogue. Seul un Juif nourri par la piété et la foi de son peuple peut s’être exprimé de cette manière. Et Jésus était précisément ce Juif-là. » Autre argument : « Le Notre Père ne contient aucune affirmation sur la personne de Jésus, sur la foi qui serait liée à son nom, sur la signification de sa mort et de sa résurrection. Elle ne fait pas davantage appel à des notions centrales pour les premiers chrétiens, telles que l’Esprit saint… ou l’Eglise. » Enfin, le Notre Père s’intègre harmonieusement dans ce que nous savons de la prédication de Jésus (conviction de l’avènement imminent du Règne de Dieu, etc.). Jésus aurait-il récité lui-même cette prière ? Pour le professeur Dettwiler, rien n’interdit de le penser.

Le Notre Père : quelle vision de Dieu et de l’être humain ?

Ulrich Luz, bibliste et théologien protestant suisse récemment disparu, en a donné la version suivante, a rappelé le professeur Dettwiler : « Le Notre Père commence par trois demandes centrées sur Dieu lui-même. Ce sont elles – et non mes demandes pour la réalisation des désirs humains – qui ouvrent la voie. Le fait que ces trois demandes centrées sur Dieu n’excluent pas l’être humain, mais incluent ce qui constitue le fondement de sa vie, devient immédiatement perceptible dans ce qui suit. Dieu n’est jamais sans l’être humain ; il est toujours son Créateur, le fondement de la vie, son partenaire et son vis-à-vis aimant. »

Dieu est donc un souverain bienveillant – métaphore familiale du « père » – et un souverain tout puissant – métaphore du « ciel ». L’humain, pour sa part, ne maîtrise pas sa vie, il est dépendant, fragile, faillible, tout en étant cependant capable du pardon et d’une confiance élémentaire (prière), a ajouté le professeur Dettwiler.

Le jeu des comparaisons : pièges et promesses

« Le Notre Père est tout sauf – en anglais – “naive” selon Hans Dieter Betz, spécialiste du Nouveau Testament, a rappelé le professeur Dettwiler. Malgré son extrême brièveté et son caractère polysémique, il condense en quelques lignes plusieurs éléments essentiels de la théologie de Jésus de Nazareth, sa manière de comprendre Dieu et l’être humain. Faudrait-il dès lors prendre le Notre Père pour un ABC de l’enseignement de Jésus ? Le professeur Dettwiler dit hésiter. Ulrich Luz, également spécialiste du Nouveau Testament, s’est ainsi prononcé sur le lien entre le Notre Père et son locuteur : “Est enfin typique de Jésus l’eschatologie, la vision de l’avenir, du Notre Père. Elle correspond à celle des paraboles de Jésus sur le Règne de Dieu, des paraboles qui ne veulent pas parler sur le Règne de Dieu, mais qui veulent, à partir (de l’expérience) du Règne de Dieu, éclaircir la vie quotidienne”. »

A qui appartient le Notre Père ?

A Jésus ? Jésus a partagé le sort de tous les auteurs d’hier et d’aujourd’hui qui, au moment de diffuser leurs textes, leurs idées, leurs pensées font l’étrange expérience que ce qu’ils ont produit ne leur appartient plus. Certes les Eglises ont eu le mérite d’avoir transmis ce texte de génération en génération. Mais en préservant cette mémoire, a conclu le professeur Dettwiler, les Eglises ont pris un risque considérable : elles ont décidé de maintenir en vie une parole qui les mettait constamment en question, une parole qui sollicitait le pardon divin mais exigeait également des gestes de pardon entre les humains, une parole enfin qui évoquait l’énigme du mal sans fournir de solutions très rassurantes, une parole qui, du coup, dénonçait la volonté illusoire de la maîtrise sur tout, de nous-mêmes et de nos vies.