Parole et violence

Parole et violence

Des centaines de « Espèce de *** », ou « Grosse *** » proférés par WhatsApp, sur Facebook et autre Instagram. Et c’est le suicide d’Emilie, Marion, Bethany, adolescentes et victimes de harcèlement par leurs coreligionnaires. « T’es c.. ! » à sa meilleure amie est affectueux, à sa professeure, injurieux, et à sa mère plus qu’insolant. La violence des mots engendre des maux parfois irrévocables. Même le Pape, à Milan, samedi 25 mars, a demandé aux quatre-vingt mille confirmands : mai più bullismo ! Plus de bullying (harcèlement) d’aucune sorte… 

Par Thierry Schelling
Photos: DR, Ciric
La violence exprimée
Le propre de l’humain, parler, est, comme le dit Salomon, une arme : « La mort et la vie sont au pouvoir de la langue. » (Pr 18, 21) Un adage très actuel : qu’on pense au point Godwin 1, à la télé-réalité 2, au harcèlement à l’école, dans le couple, dans la rue 3… Violence du verbe. Qui souvent précède celle des coups.

Le Centre d’accueil Malley-Prairie écoute les victimes de violences conjugales, et démontre que l’antidote est… la parole. Paradoxalement. Celle qui anéantissait a besoin d’être relâchée par la victime : mettre ses mots4  pour littéralement contredire l’effet mortifère de leur déchaînement par le bourreau. En somme, redonner sens – c’est-à-dire contenu et direction – à sa dignité, par l’expression verbale. Pour reprendre confiance en soi. Comme à l’association Violence Que faire ? qui travaille en amont à la prévention 5.

Mgr Morerod en discussion avec l’une des victimes des religieux de l’Institut Marini, à Montet / FR.
Mgr Morerod en discussion avec l’une des victimes des religieux de l’Institut Marini, à Montet / FR.

Et dans l’Eglise aussi (et enfin !) : Mgr Charles Morerod rend public, le 26 janvier dernier, le rapport sur les enfants placés à l’Institut Marini de Montet 6. Le prélat salue le courage des victimes à parler, alors qu’on le leur avait interdit jadis, et ce de façon traumatisante. Et l’évêque de conclure : « Essayons par tous les moyens de prévenir [ces actes] autant que possible, et s’ils se produisent, d’en parler. » Prévention et expression.

Même attitude sur le terrain : « Je suis comme un catalyseur », confie Jean de Dieu Rudacogora, coordinateur de la diaconie dans l’Ouest lausannois. « Ma présence sur la place du Marché de Renens est à la fois provocante et apaisante pour les gens qui la squattent. S’ils voient en moi l’institution Eglise, alors d’aucuns parfois m’agressent verbalement : « Qu’est-ce que tu fous là ? » Mais un thé chaud à la main, je ne leur offre rien que ma présence. Et ils me remercient, du coup. Et je suis toujours agent pastoral ! »

Une autre « arme » privilégiée par les chrétiens est cette parole, parfois cri, parfois murmure, qui s’élève vers Dieu : la prière. L’ACAT (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture) en a fait son modus procedendi : « Parce qu’elle exclut la haine, la prière fait barrage au déni, à la spirale de la vengeance, à l’oubli », écrit Angela Stival, coanimatrice du groupe œcuménique ACAT à Chavannes-près-Renens. Incluant l’intercession pour les bourreaux autant que pour les victimes, elle évite le clivage et ramène à l’essentiel : « Tous créés à l’image de Dieu, tous ayant la même dignité qui trouve son origine en son créateur. » Et de conclure : « Prier ensemble donne un témoignage crédible à notre suivance du Christ, qui a, ne l’oublions pas, commandé l’amour des ennemis ! »

Parler, prévenir, prier, c’est donc agir non violemment et chrétiennement : « La non-violence, c’est choisir d’aimer, c’est devenir l’égal/e de toute personne. Dieu a voulu cela par Son Incarnation. Et c’est passer au crible chacune de mes décisions en vue d’aimer », résume Sœur Bibianne Cattin, auteure de Pour que la vie l’emporte7 où elle confie les dix dernières années de sa vie missionnaire à panser (et penser !) les femmes victimes de viol selon la méthode IFHIM.8

1 Probabilité qu’une discussion qui dure et s’échauffe finisse par mentionner les nazis ou Adolf Hitler.
2 L’émission « You’re fired ! » par exemple.
3 Sujets d’au moins un Temps Présent par trimestre !
4 www.ciao.ch par exemple.
5 www.violencequefaire.ch
6 Cf. J. Berset, cath.ch du 26 janvier 2016.
7 Editions Carte Blanche, 2017.
8 www.ifhim.ca

Violence silencieuse

Mais « il y a aussi une forme de violence silencieuse que l’on qualifie parfois de structurelle », explique Jean-Claude Huot, responsable de POMET 9 dans l’Ouest lausannois. « Elle est le fait de structures et de comportements qui oppriment et excluent certaines catégories de la population. Le cercle vicieux qui pérennise la prostitution, la traite des femmes ou des enfants, le mobbying, la pédophilie, l’homophobie, la ségrégation raciale, est aussi possible parce qu’on se tait. » Et de rappeler : « Toute institution court le risque de se rigidifier et d’exclure ou d’opprimer. Mais là aussi résident les forces de résistance, et la capacité de résilience. »10

Dès lors, il est juste de lutter contre la violence, mais par des paroles et des actes non violents qui respectent la dignité de l’autre et qui promeuvent le seul moyen constructif de changement : le dialogue. « Et l’art du compromis », ajoute Jean-Claude Huot. « Ne pas oublier que le conflit fait partie de la vie, qu’il n’est pas à évacuer mais à transformer. Il réclame l’attitude pédagogique du dialogue entre les parties adverses. En démocratie, l’adversaire politique n’est pas un ennemi mais un partenaire de débat ! »

9 Pastorale œcuménique dans le monde du travail.
10 Cf. le travail du Ceras des Jésuites de la Province de France. www.ceras-projet

Violence légitime?

L’Eglise a d’ailleurs considéré une forme de violence comme acceptable dans certains cas bien précis : en dernier recours, face à une injustice objective et interminable ! En 1968, un document est adopté par le CELAM 11 qui exige « des transformations globales, audacieuses, urgentes » sur le continent sud-américain, concluant que cette urgence nourrit une « tentation de la violence compréhensible » de la part d’un peuple abusé pendant trop longtemps.12 Depuis, c’est l’Eglise tout entière qui a recueilli cette expérience et ces réflexions, dans ses grands textes du magistère que sont Gaudium et Spes ou Evangelii nuntiandi et, plus systématiquement, dans son Compendium de la Doctrine sociale de l’Eglise.

« La violence est un mensonge car elle va à l’encontre de la vérité de notre foi, de la vérité de notre humanité. »13 Y renoncer peut avoir avoir un prix : celui de sa vie ! Car la non-violence de Gandhi, Martin Luther King ou Oscar Romero, dans leur constance à dénoncer et à protester, leur a valu… d’être assassinés ! La parole faite chère, le verbe fait chair…

11 Conférence des évêques latino-américains.
12 Informations résumées à partir de M. Löwy, Religion, politique et violence : le cas de la théologie de la libération, éd. Hazan, 1995, pp. 195-204 (consulté dans www.cairns.info le 11 février 2017).
13 N496 in : Compendium de la Doctrine sociale de l’Eglise, Conseil pontifical Justice et Paix, 2005.

20479928Selon Hannah Arendt (philosophe, 1906-1975), exprimer de la violence, sous toutes ses formes, c’est refuser de penser ! Or penser nous rend humains ; exprimer la violence envers autrui ou soi-même, c’est agir en sous-humain. Voilà en substance l’argument puissant de cette fameuse politologue et journaliste allemande. Elle rend légitime l’urgence de la prévention et d’une éducation au dialogue, et insiste sur l’obligation pour les victimes de parler, tôt ou tard.14 « La violence commence là où la parole s’arrête. »

14 Voir le film Hannah Arendt, par M. von Trotta, sorti en 2012.

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