Faire feu de tout bois

On estime que la chasse aux sorcières a fait près de 80’000 morts en Europe. La Suisse détient le sinistre record du nombre de victimes par habitant. Des crimes imaginaires qui mènent à se demander : comment en arrive-t-on à tuer en toute impunité ?

En Suisse, entre six et dix mille personnes ont été envoyées sur le bûcher.

Par Myriam Bettens | Photos : DR

« Son seul crime : être femme, veuve sans souhaiter se remarier et indépendante financièrement », juge Luc-Eric Revilliod, président du Conseil de paroisse de Jussy-Gy-Meinier-Presinge-Puplinge (GE), concernant le destin tragique de son aïeule, Rolette Revilliod. La tisserande est emprisonnée durant onze ans à cause d’une rumeur dans la chapelle attenante au temple de Jussy. En 1626, elle subit « la question » et la douleur parle. Elle est jugée et condamnée à être brûlée vive pour sorcellerie la même année. Jusqu’en 1641, douze femmes et trois hommes subiront le même sort dans le Mandement de Jussy.

En Suisse, de telles rumeurs ont précipité entre six et dix mille personnes sur le bûcher, indépendamment des régimes politiques en place et des confessions religieuses (catholique ou protestante). Difficile d’estimer plus précisément le nombre de victimes, car « beaucoup de procès pour sorcellerie ont été brûlés afin de détruire les preuves et se couvrir », avance Marc Horisberger. Pasteur à la paroisse de Montreux-Veytaux, il a effectué une recherche approfondie sur le sujet dans le cadre du spectacle musical Sorcière ! donné au temple Saint-Vincent lors de la saison culturelle de Montreux. Il ne cache pas son étonnement face à l’ampleur des persécutions en pays protestant et questionne les responsabilités respectives des Eglises, de l’Etat et du peuple.

Une genèse complexe

Remontons dans la première moitié du XVe siècle. C’est plus au sud qu’il faut se rendre, là où débute la chasse aux sorcières en Suisse. Au cœur du Valais épiscopal, la rumeur enfle. Elle se propage et raconte la manière dont les adeptes d’une secte sont capables de se déplacer sur des tabourets volants, dévorer des enfants et provoquer des malheurs à leur guise, telles que catastrophes naturelles et épidémies. Mais « tout cela sort de l’imagination des juges », affirme Chantal Ammann, médiéviste et spécialiste de l’histoire de la sorcellerie en Valais, lors d’une conférence organisée à Sion traitant de la genèse de ces chasses aux sorcières.

Il n’en fallait pourtant pas plus pour embraser la vindicte populaire et faire feu de tout bois. Dans une société de fin de Moyen Age marquée par un climat de violence et de peurs eschatologiques, le terreau est fertile pour que prenne racine la conviction qu’un groupe secret composé de plusieurs centaines d’individus menace les populations et la chrétienté en s’associant au Diable. Propulsés par l’essor de l’imprimerie, les manuels de démonologie finissent de convaincre la population. La dynamique s’autoalimente, si bien que la gravité du danger pousse les autorités civiles et religieuses à une persécution sans merci des actes de sorcellerie.

Tuer en toute bonne conscience

Des milliers de bûchers sont alors allumés dans les campagnes helvétiques entre le XVe et le XVIIe siècle, décimant parfois jusqu’à dix pour cent de la population d’un village, à l’image de Gollion, dans le canton de Vaud. C’est la justice temporelle qui poursuit la sorcellerie, car l’Eglise ne dispose pas du droit de prononcer une sentence de mort. De plus, note Marc Horisberger, pour l’Eglise catholique qui assimile au XIVe siècle la chasse aux
sorcières à une hérésie, « la condamnation à mort est un échec, car l’Inquisition avait pour but de faire revenir l’hérétique dans le giron de l’Eglise ». Toutefois, « au XVIe siècle, la chasse aux sorcières est un phénomène rural qui donne aux autorités civile et religieuse l’occasion d’asseoir leur mainmise ». Et pour « faire » une sorcière, il suffit d’un comportement marginal qui attire l’attention, une dénonciation calomnieuse, un conflit de voisinage ou un malheur inexpliqué. 

« Personne n’était à l’abri », comme le démontrent les procès de sorcellerie du canton de Vaud. Même des citoyens bien installés et fortunés ont été condamnés. Paul Martone, chanoine du Chapitre de la Cathédrale de Sion et intervenant à la conférence sur la genèse de ces chasses en Valais, n’y voit qu’une seule raison : « Celui qui avait déposé la plainte pouvait recevoir la moitié des biens du condamné ! » L’autre moitié – voire la totalité dans certains cantons – revenait au seigneur local, souvent juge et partie, comme cela a été le cas pour Rolette Revilliod. 

Les motivations sont donc aussi bien pécuniaires que territoriales. En Romandie, il existait à cette époque une profusion d’entités politiques et juridictionnelles et les procès en sorcellerie étaient un moyen aisé pour se débarrasser d’un rival et asseoir une souveraineté. « On peut prendre l’exemple de l’Espagne qui possédait une inquisition d’Etat centralisée. Les exécutions de sorcières y étaient plus rares qu’en Suisse », précise Paul Martone. « Lorsque l’Eglise et l’Etat étaient unis et stables, il y avait peu de procès pour sorcellerie. » Quant aux « preuves », la torture s’occupait de les rassembler. De fait, « les aveux se ressemblaient tous », complète Chantal Ammann. 

L’origine du Mal

Ce phénomène, que l’on peut considérer aujourd’hui comme une forme d’hystérie collective, perdurera en Suisse durant deux cent cinquante ans. Loin d’être un phénomène médiéval typique, il est au contraire représentatif de l’Epoque moderne. D’autres holocaustes illustrent ce paradoxe : « L’Allemagne était considérée comme à l’apogée de la modernité », pointe Marc Horisberger. « La vigilance est donc de mise pour chacun de nous », car même si le contenu de la rumeur a changé, « elle continue de briser des vies et une fois lancée, il est difficile de s’en défaire ». Un brin sarcastique, il relève que « le tribunal populaire a encore de beaux jours devant lui ».

L’hérétique et la sorcière changent donc de visages au gré des époques et des camps. Une visite du côté du Musée international de la Réforme (MIR) terminera de nous en convaincre. Deux tableaux y sont conservés et dépeignent Martin Luther et Jean Calvin accueillis triomphalement aux Enfers. Les deux réformateurs étant, bien entendu, entourés de toute une cour de démons et… de sorcières.

Une figure de contre-pouvoir

Le Marteau des sorcières un manuel au service des inquisiteurs.

Contrairement à ce que l’on peut croire, au début des persécutions, les femmes ne représentaient qu’un tiers des condamnés pour sorcellerie. Les hommes et même les enfants n’étaient pas épargnés. Le basculement vers une féminisation des persécutions s’opère à la parution et à la diffusion du Marteau des sorcières (1486), de l’inquisiteur dominicain Henri Institoris. Ce manuel de démonologie établit que la femme dans son essence même est feminus, c’est-à-dire de foi mineure. Une étymologie fantaisiste, qui assied la théorie que la femme se laisserait ainsi plus facilement tromper par le Diable. Aujourd’hui, la sorcière est devenue une figure de contre-pouvoir et de contre-culture valorisée dans les revendications féministes. « La notion d’empowerment est fréquemment utilisée pour décrire ce phénomène par lequel les femmes recherchent davantage d’autonomie, de puissance et une meilleure maîtrise de leur destin », explique la pasteure Vanessa Trüb. Elle a écrit la pièce Brûle sorcière !, jouée lors du festival Mémoire Vive, qui s’est tenu en avril dernier au temple de Jussy (GE). Une sculpture gravée aux initiales des seize personnes condamnées dans le Mandement de Jussy et représentant le « flambeau de la justice » a aussi été installée à l’emplacement de la chapelle qui a servi alors de prison à Rolette Revilliod. Son descendant,
Luc-Eric Revilliod, révèle combien les participants au festival étaient émus. Une amie indienne lui glisse d’ailleurs à la fin du spectacle qu’un « tel sort est encore réservé aux femmes dans [son] pays ».

Vanessa Trüb a écrit la pièce Brûle sorcière ! récemment jouée à Jussy.
Le « flambeau de la justice ».

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Votre commentaire s’affichera après notre approbation. Les champs obligatoires sont marqués d’un *

Wordpress Social Share Plugin powered by Ultimatelysocial
LinkedIn
Share
WhatsApp