L’éloge du « rien »

L’éloge du « rien »

Le Tokimeku, cela vous dit-il quelque chose ? Pas de doute, vous êtes passé à côté du phénomène Marie Kondo, la papesse du rangement minimaliste. Accrochez-vous, car vous pourriez bien devenir un adepte de cet art à la fin de ce dossier ! Plaisanterie mise à part, la Japonaise à succès n’a rien inventé, car le renoncement à la possession de biens matériels pour se mettre à la suite du Christ existe depuis bien longtemps dans l’Eglise.

PAR MYRIAM BETTENS | PHOTOS : CIRIC, FLICKR, DR

Le bonheur passe par la poubelle

Cette tendance, née au Japon sous l’impulsion de Marie Kondo et son livre emblématique La magie du rangement, a fait des émules bien au-delà des frontières nipponnes. En témoignent les 8 millions d’exemplaires vendus de sa méthode parue en 2011. Son compatriote, Fumio Sasaki, constitue l’étape suivante de cette philosophie. Egalement auteur d’un best-seller, L’essentiel, et rien d’autre, le trentenaire tokyoïte se limite à 200 possessions en tout, en incluant les pots à épices ! Pour la papesse du rangement, le procédé consiste à ranger par catégorie d’objets en les triant en trois piles : à donner, à vendre et à conserver. Ces derniers valent la peine d’être gardés, car ils suscitent un tokimeku, une étincelle de joie, chez leur propriétaire. Les objets dont on se débarrasse, quant à eux, doivent être « remerciés ». Fumio Sasaki se place dans la pratique du Dan-Sha-Ri (refus, élimination, séparation) qui trouve ses racines dans le bouddhisme zen, plus précisément dans le concept wabi, c’est-à-dire la plénitude d’une vie simple et économe. Le danshari est composé de trois règles : le refus d’objets encombrants ou inutiles, la remise en cause de l’attachement matériel et la séparation définitive du désir de consommer de manière compulsive. Il viendrait à bout, selon le minimaliste star, de la perte de contrôle sur sa vie, car les objets ne nous possèdent plus, et permettrait de découvrir qu’opulence n’est pas toujours synonyme de bonheur.

Pas le moindre carton de déménagement à l’horizon. Pourtant, le petit appartement d’Alain* n’est agencé que de manière très spartiate. Le Genevois possède un lit, une table à manger et une chaise pour tout mobilier. Pas non plus de télévision, ni d’ordinateur ou de penderie bien remplie. Ses seuls « luxes » : un téléphone portable pour rester en contact avec sa famille, une machine à café automatique et un calendrier avec les photos de ses petits-enfants. Malgré cela, Alain ne s’imagine pas acheter plus de choses. Pour lui, « tout passe » et l’accumulation d’objets matériels n’est pas bonne en soi. Elle est vide de sens et « complique [même] la vie ». Son petit-fils de 8 ans conçoit la situation différemment, mais pour des raisons beaucoup plus pragmatiques : « Chez papi, on ne peut jamais être assis en même temps et c’est pas très pratique ! » lâche-t-il tout en pianotant sur sa console portable.

Un excès d’allègement

Alain le reconnaît, la configuration n’est peut-être pas la meilleure pour accueillir ses proches. Malgré tout, il préfère utiliser son argent pour leur faire plaisir ou partir en vacances. C’est cela qui le rend véritablement heureux. Or, si le détachement apporte le bonheur, pourquoi est-ce si difficile de sauter le pas ? « La possession offre une sécurité. Pour arriver à se débarrasser du superflu il faut la trouver ailleurs », affirme Michaël Gonin, professeur en éthique à la Haute Ecole de théologie (HET-PRO). Les raisons d’un allègement sont multiples : écologie, solidarité, gain de temps. Voire aussi plus profondes, comme « un refus d’un modèle de société imposé », selon Loïc Laîné, économiste, théologien et auteur de Heureux les sobres, paru en février dernier. Michaël Gonin souligne un autre aspect, celui de la quête de sens : « On peut réduire sa consommation, parce qu’autre chose apporte une raison d’être. » Or, le manque de repères et le besoin fondamental de transcendance poussent l’individu à se tourner vers des méthodes et des modèles clés en main. Le risque étant de tomber dans l’écueil du « consommer juste et du moins pour moins ». En cherchant à se libérer d’une emprise, nous devenons esclaves d’une autre. Le minimalisme est alors coupable de l’excès qu’il refuse.

Une quête de bonheur

La tradition de la grande Eglise n’invite pas à cet excès, au contraire « elle condamne les recherches d’ascétisme allant jusqu’à la mortification que l’on retrouve dans certains courants chrétiens », détaille Loïc Laîné. Le diacre permanent du diocèse de Nantes ajoute que « l’esprit du monachisme ne considère jamais l’ascétisme comme une fin en soi, mais lié à la dimension de charité dans une optique d’écoute de soi, de Dieu et de service aux autres ». La question du rapport aux biens traverse déjà de nombreux courants philosophiques grecs. Toutefois, « cette recherche [de bonheur] est d’abord orientée vers soi », différence fondamentale avec le christianisme. Pour Yvan Mudry, philosophe et théologien, l’expérience de base demeure similaire. Malgré l’étiquette différente, « la réalité du côté libérateur par la pratique d’une certaine sobriété reste bien présente » et si le développement personnel a pris tant de place dans les librairies, c’est aussi parce que « l’Eglise a trop mis de côté l’aspect du bonheur personnel. Alors que celui des autres passe aussi par le nôtre ». Loïc Laîné ajoute néanmoins qu’il existe un paradoxe fondamental dans la Bible concernant les possessions de ce monde. « Une certaine lecture de la tradition biblique associe bénédiction divine à prospérité matérielle. Alors qu’une autre nous invite à un usage plus raisonné des biens de ce monde en mettant en avant l’aspect de consentement aux limites. » Martin Kopp va même plus loin : « Jésus personnifie l’argent et l’institue comme un concurrent de Dieu. Il le représente aussi par des ronces et des épines qui empêchent de progresser. » Le théologien écologique protestant relève cependant que le minimalisme ouvre un champ de réflexion, car « faire décroître certains aspects identifiés de notre mode de vie donne de l’espace à d’autres pour grandir ».

Minimalisme ou sobriété heureuse ?

Les deux pratiques impliquent de se débarrasser du superflu pour se concentrer sur l’essentiel. Elles ont pour objectif principal d’apprendre à se détacher des choses matérielles, du pouvoir qu’elles exercent sur nous pour faire de l’espace dans sa vie et dans sa tête. En quoi la sobriété heureuse prônée par le pape François dans son encyclique Laudato si’ diffère-t-elle du minimalisme ? Ce qui diffère en grande partie concerne l’angle de ces deux propositions d’allègement. La sobriété volontaire ou heureuse a davantage une portée écologique, communautaire avec un pan spirituel important. Le minimalisme porté par la société sécularisée a pour but d’aider l’individu à simplifier son mode de vie en mettant au centre des valeurs qui comptent pour lui.

* Prénom fictif

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