L’homme que nous sommes et que nous rencontrons partout dans notre quotidien, qui est-il ? Il peut paraître étrange que nous devions nous poser cette question, comme si ce qui nous est le proche et le plus intime était aussi ce qui nous est étranger et qu’une des tâches de la vie humaine était de répondre à cette question, de résoudre cette énigme que nous sommes à nous-mêmes.
PAR L’ABBÉ VINCENT LATHION
PHOTOS : DR, L’ABBÉ VINCENT LATHION
L’homme, c’est d’abord un « animal politique », pour reprendre l’expression d’Aristote, – un être social, dirait-on aujourd’hui. A travers cette observation, Aristote met en valeur, sans aucun doute, un trait important et même essentiel de la nature humaine : aucun individu ne peut atteindre sa perfection seul, sans côtoyer ses pairs : nul ne s’éduque ou s’instruit soi-même. Ou, pour le dire de manière positive : il est vital pour l’homme d’interagir avec d’autres personnes pour développer pleinement son intelligence, son amour, et tant d’autres aptitudes sociales et personnelles nécessaires à la vie en société. Prenons d’ailleurs les quelques cas connus d’enfants sauvages, qui illustrent bien, a contrario, cette réalité : par manque de communications et d’échanges sociaux, leurs réflexions et leurs émotions sont restées à l’état brut et complètement en friche. Songeons encore à la terrible et scandaleuse expérience qu’aurait tentée, selon la rumeur, Frédéric II de Hohenstaufen. Souhaitant découvrir la langue originelle de l’humanité, il aurait fait grandir des nouveau-nés dans un isolement relationnel total pour en arriver à constater finalement que, loin de s’exprimer dans la langue d’Adam, ils étaient restés muets, s’ils n’avaient tout simplement pas péri. Ces cas corroborent ainsi les analyses du philosophe grec et manifestent de manière frappante combien les contacts humains sont irremplaçables dans le développement d’un enfant, combien aussi l’apprentissage de la parole est intrinsèquement lié au plein épanouissement de la vie humaine.
Tirant profit des réflexions d’Aristote et les complétant, l’Eglise distingue communément deux types de sociétés : les sociétés parfaites et les sociétés imparfaites. Sont parfaites les sociétés qui disposent de toutes les ressources nécessaires pour guider et conduire leurs membres jusqu’à leur perfection ; sont imparfaites les sociétés qui ne disposent pas en leur sein d’un tel potentiel. Dans la société civile, par exemple, la famille est une société imparfaite, car le foyer familial ne suffit pas pour former en plénitude ses membres (leur culture, leur instruction, leur formation professionnelles, entre autres, passent par l’entremise de la collectivité). En revanche, une nation constitue déjà une société plus parfaite, car elle est composée non seulement de ses cellules familiales, mais encore de multiples institutions (écoles, conservatoires, musées, théâtres) qui assurent le plein accomplissement de ses membres, en particulier son développement culturel et scientifique. Ainsi, d’une manière purement naturelle, l’expérience commune de l’humanité nous présente déjà l’homme comme un être de relations : relations qui s’exercent par des contacts, spécialement par la parole, et relations qui sont appelées à s’étendre au-delà du premier cercle restreint des proches.
L’homme, serait-ce donc cela, un vivant fait pour la société des hommes, fait exclusivement pour la société des hommes ? Non, évidemment, comme le proclame à l’envi le témoignage unanime de toutes les cultures, depuis celles des tribus aborigènes d’Australie jusqu’à celles des sociétés raffinées du Moyen-Orient ancien. Ces contacts, ces relations qui font l’homme être homme doivent aussi être d’un tout autre ordre. L’une d’elles, en effet, à l’approche de Noël, va retenir tout spécialement notre attention : la relation de l’homme à Dieu. De fait, cette relation est présente dans toutes les sociétés à travers le phénomène religieux. Pas de société sans pratique religieuse, fût-elle minoritaire, comme sous nos latitudes. Chaque individu se positionne donc dans le champ des croyances, soit pour les accueillir, soit pour les rejeter. Bon gré mal gré, l’homme ne saurait échapper à la question de sa relation à Dieu.
Cet immense fait du phénomène religieux, comment ne pas le mettre en rapport avec ce que nous révèle la Bible ? Le Nouveau Testament nous parle de la naissance d’un enfant, dont saint Jean dira qu’il est la Parole de Dieu faite chair : le Fils de Dieu est venu parmi nous, pour nous parler de son Père. Il y a donc, selon les paroles de Jésus, une multiplicité au sein même de Dieu, et donc des relations ! Le Père engendre le Fils, lui-même tourné vers le Père, et tous deux s’aiment par l’Esprit Saint. Leur union est si intime qu’ils ne forment qu’un seul Dieu et possèdent la même intelligence et la même volonté. Ainsi, à travers cette relation, se dévoile encore un peu mieux le mystère du Très-Haut et l’image qu’Il a, nous révèle la Genèse, imprimée dans l’homme : « Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance. » (Gn 1, 26) L’homme, en tant que personne, est donc image de Dieu, et il l’est tout particulièrement lorsqu’il se fait relation, l’exerce en connaissant et en aimant son prochain.
Cette lumière nouvelle que nous apporte déjà la nuit de Noël nous fait donc comprendre que la relation doit jouer un rôle éminent dans notre vie d’homme. Selon ce que nous révèle Jésus, elle n’est pas un simple à-côté : pour être à son image, l’homme doit se mettre en relation avec son Seigneur et avec son prochain. Alors il pourra se laisser pénétrer de l’amour et de la sagesse de Dieu, qui guériront et perfectionneront ses relations avec ses frères.
Telle est la merveille de l’homme : être de relations, il est à l’image de son créateur par sa capacité de connaître et d’aimer ; et ces capacités, une fois touchées par la grâce, lui permettront de se conformer au Christ. Il deviendra alors pour lui-même et pour le monde entier comme une porte ouverte sur le ciel, une source intarissable de bénédiction dans sa relation à Dieu et à son prochain !