Donner du sens à l’investissement

Donner du sens à l’investissement

Après vingt-trois ans de carrière chez Nestlé et alors patron de la branche chinoise du groupe, Roland Decorvet quitte tout. En 2014, il part pour diriger bénévolement le navire-hôpital Africa Mercy. Aujourd’hui, il s’engage à traduire sa foi en un capitalisme responsable et social.

PAR MYRIAM BETTENS | PHOTOS : DR

Pourquoi avoir laissé tomber le «meilleur job du monde» pour occuper une cabine aussi grande que votre garage ?

Au niveau professionnel, j’occupais aux yeux de tous « un des meilleurs jobs du monde », mais il y avait un stress énorme et j’avais atteint ce que je peux considérer comme mon sommet. Il valait mieux partir au sommet que continuer à faire la même chose encore pendant vingt ans. Du côté privé, le stress, les nombreux voyages et la pression me montraient clairement que continuer sur ce chemin-là aboutirait à sacrifier ma famille et mon couple. Je crois aussi profondément que chacun dans son domaine et sa profession doit refléter la gloire de Dieu. J’avais donc le besoin de retrouver un sens à ma vie en étant là pour les autres et en aidant mon prochain.

La responsabilité sociale et spirituelle fait donc partie intégrante d’une bonne gestion économique ?

Le but d’une entreprise devrait être le bien de toutes les personnes avec qui elle a des interactions. Dire qu’il n’y a que l’actionnaire qui compte n’est pas mon concept de l’économie. Aujourd’hui, les consommateurs veulent comprendre ce qu’il y a derrière les produits qu’ils achètent. Ce qui était à l’époque une sorte d’économie de niche est devenu la norme et c’est encourageant.

Une entreprise peut-elle produire de manière durable et équitable tout en étant extrêmement rentable ?

Un des problèmes que nous avons dans l’économie est ce besoin constant, dû à la pression des marchés, d’augmenter toujours plus la profitabilité. D’un autre côté, faire du bien a un coût et cela serait mentir que de dire le contraire. Pour investir dans l’équitable et le durable, il faut accepter d’être plus patient, de recevoir un retour sur investissement moins élevé. C’est un juste équilibre à trouver entre un
capitalisme sauvage et un autre beaucoup plus social.

Aujourd’hui, le continent africain est le seul à croître économiquement et au niveau de sa population. Pourquoi les investisseurs sont-ils si frileux ?

Les investisseurs européens n’investissent en Afrique que dans les domaines très rentables que sont les mines, la télécommunication ou la fintech (nouvelles technologies dont l’objectif est d’améliorer l’accessibilité ou le fonctionnement des activités financières, ndlr.), mais très peu dans l’industrie qui, elle, permettrait un vrai développement. Dans ce secteur, il faut être prêt à avoir moins de retour sur investissement avec un profil risque plus élevé. Très peu de gens sont prêts à sauter le pas. Il faut trouver un juste milieu entre les dons gratuits et un plus grand nombre d’investissements pour développer le pays.

Dans ce cas, de quelle manière aider sans verser dans la pitié ou par pure charité ?

Entendons-nous bien, je ne parle pas de couper l’aide d’urgence ou l’apport médical des ONG en Afrique, mais je pense que ce continent possède un réel potentiel économique. Cependant, il faut être conscient que le rendement sera moindre et le risque plus élevé. Par contre, l’impact social sera énorme et aura, par ricochet, aussi une incidence sur l’Europe. Sans alternative durable sur place, les jeunes Africains tenteront toujours de traverser la Méditerranée au péril de leur vie.

Biographie express

Né dans le canton de Vaud en 1965 de deux parents missionnaires, Roland Decorvet passe les premières années de sa vie à Kinshasa (RDC). Il garde de ces années-là une affection particulière pour l’Afrique. Celui qui vendait des nouilles Maggi à Bornéo pour Nestlé est propulsé patron de la branche chinoise du groupe pendant douze ans. En 2014, il quitte tout et part avec sa famille pour diriger bénévolement un bateau-hôpital de l’ONG Mercy Ships durant plus d’un an. Fondée à Lausanne et basée sur des valeurs chrétiennes, l’ONG prodigue gratuitement des soins médicaux dans plusieurs ports d’Afrique. Roland Decorvet devient le directeur général de l’Africa Mercy et gère les quelque 450 collaborateurs bénévoles attachés au navire. Aujourd’hui, convaincu que l’industrie agroalimentaire peut aider son prochain, il s’est installé avec sa famille en Afrique du Sud pour élaborer un modèle d’affaire « mi-Nestlé, mi-œuvre d’entraide » en adéquation avec ses valeurs chrétiennes.