Souffrir pour être sauvé?

Bien des gens pensent que c’est en punition à une faute qu’une maladie leur tombe dessus.

« Il faut souffrir pour être sauvé » : des soignants et des aumôniers rapportent entendre encore régulièrement cette phrase terrible dans la bouche des malades. Comme si plus l’on souffre, plus on serait proche de Dieu. Alors que le Christ est venu précisément pour nous guérir et nous libérer de tous maux. Comment faire la part des choses entre les fausses conceptions doloristes et la juste participation à la Passion du Christ ?

Par François-Xavier Amherdt
Photos : Ciric, Jean-Claude Gadmer, Pxhere, DR

Un texte fondateur

C’est au Mont des Oliviers que le Christ nous livre la clé d’interprétation : « Fléchissant les genoux, Jésus priait en disant : « Père, si tu veux, éloigne de moi cette coupe ! Cependant, que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne qui se fasse ! » Alors lui apparut, venant du ciel, un ange qui le réconfortait. Entré en agonie, il priait de façon plus insistante, et sa sueur devint comme de grosses gouttes de sang qui tombaient à terre. » (Luc 22, 41-44) Le Fils fait tout pour écarter la souffrance loin de lui. Ce n’est pas son vœu. Il ne reste pas seul en ce moment de combat, mais il demeure en lien étroit avec le Seigneur. Finalement, il comprend qu’il ne peut pas faire autrement. Il conserve sa totale confiance envers le Père et s’abandonne à la volonté de ce dernier. Dieu ne laisse pas Jésus seul, mais lui envoie la force d’un soutien pour lui permettre de traverser l’ultime épreuve de la sueur de sang et de la mort. Même sur la croix, le Christ crie : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Marc 15, 34) Et finalement, « il remet entre ses mains son esprit ». (Luc 23, 46)

Des conceptions erronées : la rétribution
« Nous savons faire de belles phrases sur la souffrance. Mais dites aux prêtres de n’en rien dire, nous ignorons ce qu’elle est. » (Cardinal Veuillot, ancien archevêque de Paris, atteint d’un terrible cancer)

Dans un sens, il vaudrait mieux que je me taise. Ce à quoi cet éclairage peut s’avérer utile, c’est à déconstruire certaines fausses conceptions continuant de « polluer » l’esprit de bien des patients.

Nous l’expérimentons régulièrement : les vieux clichés ont la vie dure ! Il faut toute la traversée des Ecritures pour briser la fausse théorie de la rétribution, encore si présente dans le monde juif : Jésus s’oppose vigoureusement au point de vue de ses disciples qui lui demandent, en présence de l’homme aveugle de naissance : « Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? » Le Maître leur réplique : « Ni lui ni ses parents n’ont péché, mais c’est afin que soient manifestées en lui les œuvres de Dieu. » (Jean 9, 2-3)

Dans cette ligne, bien des gens continuent de penser – parce que l’enseignement de l’Eglise l’a longuement inculqué et qu’un certain fatalisme superstitieux l’a véhiculé – que c’est en punition à une faute, visible ou cachée, qu’une tuile, une catastrophe ou une maladie leur tombe dessus : « Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour qu’une chose pareille m’arrive ? » S’y mêlent indistinctement les influences potentielles d’un « karma » défavorable, associées aux errances d’une « vie antérieure », selon la croyance illusoire en la réincarnation, ou d’un destin aveugle inspiré de la « nécessité et de la fatalité des mythologies païennes anciennes » ou de vieux restes de notions d’équilibre cosmique : « Au fond, tout se paie un jour : il n’a que la monnaie de sa pièce, il reçoit la punition des dérèglements qu’il a provoqués par ses manigances. »

Un faux dolorisme
A cela s’est ajoutée une vision du sacrifice de la croix, selon laquelle le Christ aurait dû « satisfaire » à la colère du Père et compenser la faute des humains, depuis le péché des origines, comme si c’est dans les douleurs horribles de son Fils que Dieu aurait trouvé une « substitution » suffisante pour « apaiser son courroux » (voir le cantique de Noël « Minuit chrétien ») ou dans le sang versé par le Christ de quoi réaliser sa vengeance. Ces images parfois abominables et théologiquement contestables ont habité l’imaginaire de la chrétienté pendant des siècles et n’ont hélas pas complètement disparu. Elles ont nourri un faux dolorisme et une recherche de la souffrance, comme si celle-ci permettait de gagner le paradis à coup de douleurs.

Or, tout l’Evangile le dit, c’est par sa foi radicale envers son Père, par son espérance folle en la promesse de Dieu et par amour passionné envers l’homme opprimé que le Christ nous rachète. Ce n’est pas la souffrance en elle-même de Jésus qui sauve, mais c’est son attitude d’homme pleinement croyant, espérant et aimant au cœur de sa souffrance. Ce qui rachète ne peut être que ce qui construit la personne. Ma souffrance ne peut être rédemptrice et contribuer à sauver le monde que si je partage la même attitude que le Christ, dans l’amour et le don de moi, dans la compassion et la solidarité. Je ne puis « offrir mes souffrances » que si cela signifie : donner ma vie malgré le mal, quand bien même elle est défigurée par la douleur. Le plaisir de Dieu, c’est de voir que sa présence manifestée en son Fils par l’action de l’Esprit est capable de permettre à un homme accablé de retrouver le goût de la vie et de s’en remettre entre les mains du Père.

Car le Christ n’a jamais exalté la douleur, il ne cesse au long des quatre Evangiles de soigner les blessures : « Il a pris nos infirmités et s’est chargé de nos maladies. » (Matthieu 8, 17, accomplissant la prophétie du serviteur souffrant d’Isaïe 53, 4) C’est en dépit des souffrances et malgré le mal que nous sommes sauvés, pas en les recherchant. Nous sommes autorisés, voire encouragés, à hurler contre le non-sens du malheur, ainsi que les cris des Psaumes nous y invitent. Il s’agit de passer du pourquoi au pour quoi, du passé des explications à l’avenir d’une possible fécondité : comme le grain de blé ne porte pas de fruit s’il ne tombe en terre et ne meurt (cf. Jean 12, 24) ; comme la femme dans les douleurs de l’enfantement pressent déjà quelque chose de son allégresse future (Jean 16, 21) ; ainsi, dit Paul, « J’estime qu’il n’y a pas de commune mesure entre les souffrances du temps présent et la gloire qui doit être révélée ». (Romains 8, 18) C’est aimer et donner sa vie qu’il faut pour être sauvé, en communion avec la Passion du Christ : « Pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. » (Jean 15, 13) Les souffrances ? Il convient de tout faire pour les écarter et, si elles deviennent inévitables, de continuer à les traverser avec amour.

A lire : 

Témoignage du vénérable François-Xavier Nguyen Van Thuan, évêque vietnamien emprisonné (Sur le chemin de l’espérance, Paris, Éd. du Jubilé, 1991)

Témoignage de Casimir Formaz, chanoine du Grand-Saint-Bernard (A l’école du Christ souffrant, Paris, Cerf, 1975) 

« Je n’ai vraiment plus envie de disserter sur la souffrance. Il n’y a plus qu’à se taire quand le mal est là. Depuis quelque temps déjà, il me tient compagnie : assis, debout, couché, c’est toujours la même chose. La fatigue, la paresse, ne me laissent plus beaucoup de réactions. C’est le moment de me ressaisir et de trouver moyen de joindre cette douleur à la douleur du Christ !

D’écrire cela, ce n’est pas difficile, mais de le vivre, à certains moments, quand la douleur ne laisse aucun répit et qu’on n’a même plus la force et l’idée de regarder un Crucifix ! Tout à l’heure je regardais le Christ en croix, je pensais que sa position était encore plus inconfortable que la mienne, je pensais qu’il n’y a rien de mieux pour nous réduire au silence, à l’adoration. Et je pensais aussi à l’éblouissante lumière qu’a apportée et qu’apporte au monde la Croix du Christ. « Par sa mort, le Christ a vaincu la mort. Alléluia ! »

Pensant à cela, je demande humblement au Christ de m’associer à sa souffrance et de faire ce qu’il a toujours fait, prendre ma souffrance sur lui, me donner force et courage pour la supporter. »