Parler de la mort est peu plaisant. Tellement peu qu’elle a été reléguée en marge et confiée à des personnes qui savent s’en occuper sans trop faire de bruit. Le Covid l’a ramenée sur le devant de la scène et avec fracas. Ne serait-il pas temps de lui redonner sa place au sein de notre société. Au sein de la vie ?
Par Myriam Bettens | Photos : Flickr, Pxabay, DR
La mort est abstraite. Elle incarne l’altérité radicale, l’expérience qu’il n’est jamais possible de vivre à la première personne. Pourtant, que la mort puisse difficilement se penser ne signifie pas que l’Homme en soit réduit à son ignorance. Elle est au contraire sa marque distinctive : l’humain est le seul animal qui sait qu’il va mourir. Il y a là une irréductible singularité et une unicité de l’expérience humaine. Or, dans une société obsédée par le besoin de maîtrise, « se retrouver face à la mort, c’est accepter l’échec », glisse Rachel Wicht. L’aumônière aux HUG, maintenant retraitée, poursuit : « Dans un hôpital, tout est fait pour que tu ne croises jamais la mort. » Un paradoxe d’autant plus flagrant au vu de la dernière pandémie. Philosophe et éthicien, Stève Bobillier nuance néanmoins cette trompeuse contradiction : « Elle est restée virtuelle, immatérielle. Nous nous trouvions dans une sorte d’administration de la mort pour protéger la société. » Une manière de l’intellectualiser pour mieux la gommer ? Rachel Wicht et Stève Bobillier s’accordent à dire que le tabou entourant la mort persiste encore fortement et que, même présenté comme un mécanisme de protection légitime, il est plus délétère qu’autre chose.
De vie à trépas
« Nous avons une bonne représentation de ce procédé avec les enfants. Croyant les protéger, nous enrobons le tragique de la mort avec des métaphores qui produisent l’effet contraire de celui recherché », affirme Franziska Bobillier. La psychologue donne notamment l’exemple d’enfants terrorisés par le fait de devoir dormir, car on leur avait expliqué que « grand-maman s’était endormie pour toujours ». D’où la nécessité « d’impliquer l’enfant dans le processus de deuil tout en restant le plus clair et factuel possible ». Qu’est-ce qui finalement angoisse nos contemporains au travers de ce blasphème suprême qu’est la mort ? Rachel Wicht indique que c’est le passage de vie à trépas que les gens redoutent le plus et que de nombreuses « légendes » entourent ce moment, lui donnant un caractère encore plus effrayant. « Le mourant va-t-il hurler ou se redresser d’un coup au moment du trépas, sont certaines des questions qu’on m’a posées. » Pour sa part, Stève Bobillier pointe en premier lieu les acceptions du terme et le vocabulaire utilisé pour la qualifier. « Le français reste en définitive très vague sur ce qu’est la mort. On sait difficilement la définir. » Insaisissable par le vocabulaire et la pensée, la mort se soustrait, encore une fois, à notre maîtrise.
Un deuil soumis à résultats
Son confrère Thierry Collaud, éthicien et médecin, se demande si le tabou de la mort n’est pas en fin de compte un refus du tragique. « La société a tendance à vouloir effacer les manifestations de chagrin et de douleur, car finalement notre souffrance dérange les autres. » De là à dire qu’il faudrait mourir sans faire de bruit, il n’y a qu’un pas. Rachel Wicht acquiesce : « Aujourd’hui, la perte d’un proche ne « nécessite » que trois jours de congé. Implicitement, cela signifie qu’on peut être triste, mais pas trop longtemps. » Experte des questions de deuil, Franziska Bobillier parle même d’une obligation de résultats. « On ressort systématiquement le schéma des étapes du deuil, comme des échelons à gravir pour nécessairement aller mieux. Or, l’ordre des étapes n’a pas pu être confirmé par les études scientifiques. Le processus est fait d’innombrables allers-retours qui prennent du temps. » Cela souligne aussi la propension de nos sociétés à faire disparaitre les difficultés et « il est urgent qu’elles réapprennent à vivre avec des échecs et des recommencements, car c’est bien cela que la mort nous enseigne : à vivre « malgré » », développe Thierry Collaud. En outre, ce qui freine l’acceptation pleine et entière de notre finitude réside peut-être « dans le désir originel d’immortalité de l’être humain », précise Fiorenza Gamba, chercheuse dans le domaine de la Digital Death (mort numérique, ndlr.) à l’Université de Genève. De ce point de vue, la toile répond à une part de cette attente. En effet, « notre double numérique » continue d’exister, même après le décès.
Un cimetière dans la poche
« Nous avons un cimetière dans la poche » lance Stève Bobillier avec un geste éloquent à son smartphone. En effet, « dans cinquante ans et avec la croissance actuelle, Facebook comptera plus de comptes utilisateurs de morts que de vivants ». Pour Stéphane Koch, spécialiste des questions numériques, « notre relation à la mort a énormément évolué. Les réseaux sociaux sont devenus les médiums privilégiés pour annoncer un décès, mais aussi pour perpétuer la mémoire des défunts par des pseudos anniversaires. C’est comme si le rituel ne prend jamais fin ». A cela, Fiorenza Gamba réplique que le Net a ouvert « un espace incroyable pour inventer des manières différentes et personnelles de ritualiser la mort ». Dans ces sphères numériques, les endeuillés peuvent partager leur chagrin et « vivre ce deuil à leur rythme ». Par ailleurs, même si le numérique nous laisse effleurer l’idée d’immortalité et rend la frontière entre monde des vivants et des morts de plus en plus poreuse, Thierry Collaud se demande si, en définitive, la mort ne se laissera jamais apprivoiser.
Eternité numérique
« Il y a une vraie réflexion à mener de son vivant concernant la trace que l’on désire laisser sur le Net », pointe Stéphane Koch. Malgré le décès, l’empreinte numérique continue d’exister. C’est pourquoi le consultant conseille de se pencher sur ces questions de son vivant, par des dispositions testamentaires. Il note aussi la possibilité de se tourner vers des services tiers, tels que tooyoo.ch, permettant de gérer les questions liées aux réseaux sociaux, comptes e-mail et nettoyage des référencements sur les moteurs de recherche après le décès. Au sujet de la « mort numérique » et ses implications, la fondation TA-SWISS publiera en septembre 2023 les résultats d’une vaste étude sur « l’influence des technologies numériques dans la prévoyance funéraire, la gestion des données numériques d’un-e défunt-e et le travail de deuil. Elle tirera des conclusions et, si possible, des recommandations à l’intention des parlementaires, des juristes, des professionnels du domaine funéraire et de la population sur la manière d’aborder cette question ». A suivre sur www.ta-swiss.ch/fr/mort-a-l-ere-numerique